La traite oubliée des négriers musulmans

La traite oubliée des négriers musulmans

Olivier Pétré-Grenouilleau, Professeur à l'université Bretagne-Sud (Lorient)

L'Histoire, n°280 d'octobre 2003

Entre le VIIe et le XIXe siècle, environ 17 millions d'Africains ont été razziés et vendus par des négriers musulmans. Un épisode aujourd'hui méconnu, resté tabou.
Il s'agit pourtant du plus grand trafic d'hommes de l'histoire.
La traite négrière est inévitablement associée au grand trafic transatlantique organisé à partir de l'Afrique et des Amériques, qui a conduit à la déportation d'environ 11 millions d'Africains en Amérique. C'est oublier, d'abord, les traites internes, destinées à satisfaire les besoins en main-d'oeuvre de l'Afrique noire précoloniale. Elles auraient pourtant concerné, si l'on applique les méthodes de Patrick Manning, au moins 14 millions de personnes. C'est oublier ensuite les traites " orientales ", qui alimentèrent en esclaves noirs le monde musulman et les régions en relation avec ses circuits commerciaux.

Hector Horeau, le marché aux esclaves à Alexandrie
Hector Horeau, le marché aux esclaves à Alexandrie

Ces traites sont mal connues. C'est l'historien américain Ralph Austen le meilleur spécialiste de la question, qui nous fournit les données les plus solides sur le sujet. Selon lui, 17 millions de personnes auraient été déportées par les négriers musulmans entre 650 et 1920.
Au total, à elles seules, les traites orientales seraient donc à l'origine d'un peu plus de 40 % des 42 millions de personnes déportées par l'ensemble des traites négrières. Elles constitueraient ainsi le plus grand commerce négrier de l'histoire. Pourtant, le sujet est le plus souvent à peine effleuré par les chercheurs français.
Pourquoi un tel oubli ? Il existe une tendance à dédramatiser le rôle et l'impact des traites orientales, à en minimiser la dureté. Cette " légende dorée " de la traite orientale est d'une part une forme de réaction à la " légende noire " véhiculée par les explorateurs européens de la fin du XXe siècle. Leur but était d'abolir la traite en Afrique: ils ont donc parfois exagérément noirci la réalité des traites orientales, insistant sur la cruauté des négriers.
Un déni qui s'explique aussi par des raccourcis idéologiques dépassés, comme la "solidarité" entre pays d'Afrique noire (parfois musulmans) et monde musulman, du fait d'une commune marginalisation à l'époque de la bipolarisation Est-Ouest, ou du sentiment de ne faire qu'un seul dans un " Sud " défavorisé, par opposition à un " Nord " developpé.
Il est vrai aussi que la traite orientale comportait - des caractéristiques qui en réduisaient la visibilité: elle se déroulait en partie à l'intérieur du continent africain (alors que le trafic occidental faisait passer les esclaves d'un continent à un autre); les caravanes de captifs transportaient parfois d'autres produits; le voyage par voie de mer était, sinon inexistant, du moins beaucoup moins ostensible. Par ailleurs, les esclaves étaient dispersés au sein de vastes territoires.
Pourtant, on peut estimer à 7 400 000 le nombre de personnes déportées à travers le Sahara entre le VII et le début du XXe siècle. A quoi il faut ajouter 1 565 000 captifs décédés au cours du voyage et 372 000 autres demeurés en bordure du désert ou dans les oasis. On arrive ainsi, pour le Sahara, à un chiffre de 9 337 000 esclaves. Dans les régions proches de la mer Rouge et de l'océan Indien, 8 millions de personnes environ auraient été transférées. Soit un total de plus de 17 millions d'esclaves. Outre l'ampleur de ce commerce, sa longévité (treize siècles, sans interruption) est exceptionnelle. C'est au XIXe siècle que les traites orientales atteignirent leur maximum d'intensité, à l'époque où de nombreuses guerres saintes (jihads), pourvoyeuses en captifs, secouaient l'Afrique occidentale et où l'essor du système de la plantation à Zanzibar (alors premier producteur mondial de clous de girofle) suscita d'importants flux négriers. Mais on peut parler de traite dès le VIIe siècle, lorsque se constitua un vaste empire musulman. L'esclavage était alors une institution bien établie dans l'empire, dont l'extension accrut les besoins en main-d'oeuvre.
La loi musulmane interdisant d'assujettir les musulmans, il fallut faire venir les captifs d'autres régions, situées au sud du Sahara. Le monde musulman ne recruta pas seulement des esclaves noirs. Il puisa également très largement dans les pays slaves, le Caucase et l'Asie centrale. Mais les Africains furent, de loin, les plus nombreux. Il se produisit une progressive dévalorisation de l'image des Noirs, qui furent peu à peu assimilés à la figure de l'esclave. Cette dévalorisation servit objectivement à légitimer la traite dont l'empire avait besoin.

Les traites négrières, 7-19e siècles
Les traites négrières, 7-19e siècles

La carte des traites orientales rend compte de l'importance des flux dès le Moyen Age (cf carte). On y distingue des régions d'exportation des captifs: Afrique occidentale, Kanem (actuel Tchad), Nubie, Ethiopie, Berbera (Somalie), côte des Zang (côtes de la Tanzanie et du Mozambique). Des régions d'importation apparaissent aussi Espagne mauresque, Sicile, Proche Orient, Insulinde et Chine. Certaines villes, comme Assouan et Cordoue, se spécialisèrent dans la castration des esclaves destinés à être des eunuques.
Les routes évoluèrent peu. Au Sahara, elles étaient conditionnées par la présence des points d'eau. Cette longue traversée du désert était tout à fait comparable à celle d'un immense océan (sahel signifie "côte " en arabe). Elle pouvait durer d'un à trois mois. Le même temps qu'il fallait, en moyenne, pour joindre par voie de mer les Amériques depuis l'Afrique. Une escale pour "rafraîchir" les survivants était nécessaire afin qu'ils recouvrent leur force et soient vendus au meilleur prix. Des caravanes entières disparaissaient parfois, englouties dans le désert. L'écart thermique entre le jour et la nuit, les attaques de pillards, les tempêtes de sable, les milliers de kilomètres parcourus à pied étaient à l'origine d'une forte mortalité. " Ces êtres pitoyables parcourent 23 degrés de latitude à pied, nus, sous un soleil brûlant, avec une tasse d'eau et une poignée de maïs toutes les douze heures pour leur entretien [Les caravanes restent en général un mois ou deux à Djalo, afin qu'Arabes et esclaves puissent se remettre des effets de leur long voyage ", écrivait en 1875 un émissaire britannique en poste à Benghazi (actuelle Libye). Sur la route qu'il décrit, près de 20 % des esclaves mouraient, soit près du double des victimes des négriers occidentaux pendant la traversée de l'Atlantique.
Quant au trafic qui englobait l'Afrique orientale, il prit la suite de celui qui existait déjà dans le monde antique. Dès le VIIe siècle, des enclaves commerçantes furent établies sur la côte, entre Mogadiscio, dans l'actuelle Somalie, et Sofala (aujourd'hui Beira, au Mozambique). Grâce aux vents de mousson, les esclaves étaient conduits en Arabie et jusqu'en Inde.

Tippou Tib, négrier originaire de Zanzibar au 19e
Originaire de Zanzibar, Tippou Tib fut le traitant qui contribua le plus à l'essor de la traite dans l'Afrique orientale du XIXe siècle. Les Belges, les Anglais et les Allemands durent faire avec lui.

C'est notamment de Kilwa ou de Bagamoyo, dans l'actuelle Tanzanie, que certains étaient embarqués pour le Moyen-Orient ou l'île de Zanzibar, à bord de boutres arabes. Les boutres étaient de petits bâtiments à l'arrière relevé, munis d'une ou deux voiles triangulaires. Chacun transportait entre 100 et 200 esclaves accroupis, genoux au menton. Une plateforme de bambou était disposée sur cette première rangée d'hommes, afin qu'une autre puisse s'y loger. Il y avait parfois une troisième rangée sur le pont.
Il fallait, par bon vent, environ vingt-quatre heures pour rejoindre Zanzibar depuis Bagamoyo, et deux jours à partir de Kilwa. Mais, sans zéphyr, la durée du voyage et les conditions de transport devenaient encore plus pénibles. A l'arrivée à Zanzibar, on faisait le tri entre les morts (jetés à l'eau), les mourants (abandonnés sur la plage) et les hommes valides (bons pour être vendus).
Des bateaux a vapeur furent également utilisés au XIXe siècle par les commerçants ottomans. Moins discrets, ils étaient aussi plus rapides. Leur usage s'accentua après l'ouverture du canal de Suez (1869) et de lignes régulières en direction du Yémen.
A quoi était utilisée cette masse d'esclaves ? On a longtemps soutenu que les captifs noirs n'avaient rempli pratiquement aucune fonction productive, contrairement à ce qui se passait aux Amériques, où ils étaient employés dans les plantations. De même, on a prétendu que l'esclavage y était relativement doux. Une vision qui se fonde d'une part sur la fréquence des affranchissements, d'autre part sur l'idée selon laquelle les traites érotiques constituaient l'essentiel du trafic oriental. Il est vrai que eunuques et concubines étaient particulièrement recherchés en Orient. En fait, un grand nombre d'esclaves jouèrent un rôle économique important, notamment dans l'agriculture. Dans les petites et moyennes exploitations, très répandues, mais aussi dans les plantations, établies sur une vaste échelle en Mésopotamie au IXe siècle, au Maroc au XVIe siècle ainsi qu'en Égypte, à Zanzibar et sur les côtes orientales de l'Afrique au XIXe siècle.
Les captifs fournissaient un réservoir de main-d'oeuvre à faible coût, toujours disponible. C'est peut-être d'ailleurs cette flexibilité qui constitua l'apport le plus décisif des esclaves noirs à l'économie du monde musulman, car elle lui permit de toujours pouvoir se développer à son rythme.

Le marché aux esclaves à Zbid, Yemen (manuscrit du 13e)
Le marché aux esclaves à Zbid, Yemen (manuscrit du 13e)

On peut être surpris de l'absence de vastes communautés noires dans le monde musulman d'aujourd'hui, à la différence de ce que l'on constate aux Amériques. Plusieurs raisons permettent d'expliquer ce phénomène: une forte mortalité (et donc l'absence de descendance) et des mariages mixtes, notamment en Asie occidentale (et donc un mélange et une dispersion des populations restantes).
Il faut aussi noter l'absence de descendance pour les eunuques et, en général, le non-encouragement à la reproduction des esclaves par leurs maîtres. Enfin, la pratique de l'affranchissement et l'éparpillement des esclaves au sein du monde musulman n'ont pu que contribuer à disperser davantage les survivants et leur descendance.
Mais c'est bien ce trafic qui explique la présence, parfois forte, de groupes ethniques d'origine noire dans les oasis du Sahara et les confins méridionaux des pays du Maghreb. Des groupes qui font parfois l'objet de racisme de la part du reste de la population.
Que reste-t-il aujourd'hui des pratiques esclavagistes orientales ? Les incidents relatifs à la poursuite de l'esclavage étaient encore fréquents, récemment, en Mauritanie et au Soudan. Ce dernier exemple nous montre que des vestiges hérités de la traite sont donc toujours présents au XXe siècle, dans le monde musulman comme ailleurs.

L'AUTEUR

Olivier Pétré-Grenouilleau est membre de l'Institut universitaire de France. Il vient de publier "Les Traites négrières. Essai d'histoire globale" (Gallimard, 2004).

NOTES

1. P Manning, Slavety and African Life, Cambridge University Press, 1990, p. 47.
2. R. Austen, African Economic History, Londres, James Currey, 1987, p. 275.


Esclavage des noirs par des arabes
Esclavage des noirs par des arabes

LEXIQUE

ABOLITIONNISME : mouvement favorable à l'abolition de l'esclavage qui se développa à partir du XVIIIe siècle.
BARACOONS : sortes d'enclos rudimentaires situés sur les côtes africaines, dans lesquels étaient parqués et négociés les captifs avant leur embarquement vers l'Amérique.
CODE NOIR : lois éditées en 1685 visant à réglementer l'esclavage dans les colonies françaises. L'Espagne promulgua pour sa part le Codigo Negro Carolino à la fin du XVe siècle.
COMMERCE TRIANGULAIRE : expression employée pour décrire le trajet des expéditions négrières entre l'Europe, l'Afrique et les Amériques. Les navires européens échangeaient leurs marchandises contre des captifs africains, puis revendaient ceux-ci en Amérique contre du sucre, du café ou du cacao.
ESCLAVE : terme emprunté au latin médiéval slavus, par référence aux nombreux Slaves asservis à partir du Xe siècle en Europe. A distinguer de servus, qui donnera "serf".
HABITATION : désigne dans les colonies françaises l'ensemble des bâtiments et des terres plantées en sucre ou en café (plantation).
MARRONNAGE : de cimarron, "indompté" en hispano-américain. En Amérique coloniale, désigne le fait, pour un esclave, de prendre la fuite.
NÉGRIER : qui se livre à la traite des Noirs. Le terme désigne à la fois ceux qui les capturent, souvent Africains eux-mêmes, et ceux qui les achètent pour les vendre, Européens ou musulmans.
SERVAGE : situation servile dans laquelle est maintenue une partie (marginale) des paysans dans l'Europe médiévale. Le sert appartient au seigneur.
TRAITE : toute activité se rapportant au transport et au commerce organisés d'esclaves. Ce terme s'applique dès le Moyen Age au commerce de captifs en Europe. La traite la plus importante reste la traite négrière.


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